Chapitre 7

 

Quinze jours après la mort d’Ysande, en rentrant de la Schole, Lisbeï trouva une lettre de Tula. Elle datait du mois précédent et, parmi les monotones insignifiances de Béthély et des journées de presque-Mère de Tula, il y avait un passage qui disait : Un des nouveaux mâles est arrivé à Béthély. C’est un Kergoët-Wenzel, il s’appelle André, cela veut dire « homme », c’est amusant, non, un homme appelle homme ? Selva l’a choisi lors de la dernière Assemblée. C’est une bonne Lignée ; les femmes y font beaucoup de mâles. Celui-ci est assez âgé quand même, presque vingt-neuf années. À l’approche de la trentaine, leur sperme est parfois moins efficace, et puis on ne sait jamais, ça peut arriver si brusquement… Mais enfin, sa production est impeccable dans les Familles où il a servi avant, et puis Kergoët est une alliance utile. C’est pour cela que Selva l’a préférée à Gualientes : elles nous échangeront désormais une partie de leurs conserves contre des tissus. Il a l’air gentil, en tout cas…

Lisbeï laissa tomber la lettre sur la table. Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire, les nouveaux mâles de Béthély ! Pourquoi Tula lui en parlait-elle ? Si elle voulait parler de mâles, pourquoi pas de celui d’Angresea, pendant quelle y était, avec qui elle allait Danser pour la première fois à la Célébration ! Mais elle ne lui en avait rien dit, ne lui en dirait rien, bien entendu, comme elle avait fini par ne plus lui parler de la fameuse Danse à laquelle elle avait commencé à s’entraîner avec Kélys, l’année de l’Assemblée de Béthély. Territoire interdit, territoire réservé des Rouges et de la Mère, la Danse de l’Appariade !

Elle fit quelques pas jusqu’à la fenêtre ouverte sur la tiédeur de junie, contempla les dessins géométriques des toits. Les odeurs et la rumeur assourdie de Wardenberg tournaient avec le vent du soir. Elli faisait encore jour. On n’avait pas encore complètement fini de tendre partout les guirlandes aériennes de petites lampes multicolores en travers des ruelles et des escaliers, mais elles semblaient, même éteintes, ajouter à l’atmosphère fiévreuse de la Citadelle en cette avant-veille de la Célébration. Contrairement à ce qui se passait dans le reste du Pays des Mères, où la Célébration restait une fête familiale, celle de Wardenberg attirait des visiteuses des Familles avoisinantes. Heureusement, une grande partie de celles qui séjournaient à la Citadelle, et en particulier à la Schole, retournaient souvent chez elles pour l’occasion, ce qui rétablissait un semblant d’équilibre. La Schole était fermée pendant une quinzaine de jours autour de la date de la Célébration, afin de permettre les voyages.

Les festivités qui entouraient la Célébration à Wardenberg étaient bien plus intéressantes que celles de Béthély. Il y avait le festival de musique et le festival de théâtre et la variante locale de la Foire, qui ne se tenait pas dans un seul endroit mais se dispersait dans toutes les échoppes de la Citadelle en débordant sur les places, les rues assez larges et en général tout espace plan inoccupé. Et bien sûr les Jeux familiaux, qui avaient heu sur la Côte, avec une grande variété d’épreuves aquatiques. C’était principalement là que Lisbeï avait passé son temps, lors de sa première Célébration à Wardenberg – plusieurs Vertes de la famille d’Ysande et de Fraine participaient aux Jeux cette année-là. La deuxième année, elle était allée au festival de musique – elle faisait partie de la chorale et de l’orchestre. Elle s’était bien promis d’assister au festival de théâtre cette fois-ci, mais la mort d’Ysande colorait tout de futilité. À Béthély, quand un accident emporte une petite Verte de plus de huit années, quand une Rouge ne survit pas à une grossesse, quand une Bleue meurt de vieillesse ou de maladie, les plus proches amies de la disparue se réunissent pour la dolore. Chacune évoque un souvenir qu’elle juge significatif, puis, ensemble, elles s’efforcent de réconcilier les images parfois contradictoires qu’elles ont de la disparue, de comprendre comment le fil de la vie rompue s’intègre à la Tapisserie toujours recommencée. Il y a une coutume semblable à Wardenberg, appelée « le deuil ». Au deuil d’Ysande, Lisbeï aux histoires pourtant toujours prêtes, Lisbeï qui se rappelait tout si bien, avait été incapable de participer autrement qu’en racontant leur première rencontre, quand Ysande lui avait souri comme si elle la connaissait depuis longtemps en disant « Bonjour, Litale. » Ensuite, elle s’était mise à pleurer.

Fraine, qui d’ordinaire était la vie du groupe, n’avait plus d’enthousiasme pour le théâtre ni pour rien d’autre. Toute son énergie paissait dans ses efforts pour ravaler la colère impuissante qui l’avait saisie à la mort d’Ysande – sa crainte, aussi, à mesure que son propre ventre s’arrondissait. Livine passait presque tout son temps avec elle. Lisbeï avait côtoyé Fraine sans problème lors de sa première grossesse, mais maintenant elle était à la fois impatiente d’avoir à écouter, maladroite quand il aurait fallu parler, mal à l’aise de seulement rester là sans rien dire. Fraine s’en rendait compte, était blessée, et Lisbeï avait préféré espacer leurs rencontres en dehors de la Schole afin de lui éviter davantage de chagrin. Elle pouvait se sentir un peu moins coupable, puisque Livine tenait compagnie à Fraine. Ni l’une ni l’autre n’avaient l’intention de participer aux fêtes de la Célébration. Lisbeï était de nouveau seule à Wardenberg, de son propre choix : elle avait refusé les propositions d’autres membres de son groupe, moins proches d’elle que Fraine et Livine. Dougall avait été choisi enfin, à la fin du mois de maïa, et il était parti pour l’Escarra avec un mélange de regret, d’appréhension et d’espoir. Mais Lisbeï n’avait plus besoin de personne pour se promener dans la Citadelle, maintenant : elle ne s’y perdait plus. Et de toute façon elle n’avait pas envie de se promener. Elle avait emprunté plusieurs ouvrages à la Bibliothèque et avait bien l’intention de profiter de tout ce temps libre pour venir à bout des passages qui lui résistaient encore dans la seconde partie du carnet. Ce serait sûrement plus utile que d’aller gaspiller ses crédits dans les échoppes.

 

* * *

 

(Lisbeï/Journal)

 

Wardenberg, 21 de junie 492 A.G.

 

Je viens de terminer une traduction de la version-carnet de « La Géante aux cents bras », et c’est bien une variante très proche de la plus ancienne version connue, celle de Fersheim. Il s’agit ici d’un conte non pas rédigé mais transcrit, et certainement à parti d’une version orale : il y a des notes sur les réactions de l’assistance (rires, questions plus ou moins rituelles, etc.). Si ce conte a été recueilli pendant la période des Harems et surtout au début, on se demande comment la rédactrice a pu s’y prendre : d’après les interpolations de la conteuse et les commentaires des auditrices, celles-ci devaient être des femmes enceintes ou fertiles, et on sait que, surtout au début, les Harems les maintenaient à l’écart, enfermées et invisibles sous peine de mort. Mais comme toutes les notations sont d’ordre auditif, je tendrais à penser que la rédactrice était présente mais séparée du reste de l’assistance (sûrement par un rideau). Pourquoi ? Comment ? Les Harems ne laissaient sûrement pas des collectrices de folklore se promener dans leurs gynécées ! Et d’abord, il n’y avait pas de collectrices de folklore ! L’hypothèse la plus raisonnable, bien entendu, est que la rédactrice était une femme des Harems qui s’est ensuite échappée. Et puisqu’elle savait écrire, ce devait être une des privilégiées, une de celles qui gardaient justement les autres.

Sauf que celles-là sont censées avoir été des fanatiques d’une fidélité à toute épreuve. Et, en plus, est-il vraisemblable qu’une de ces féroces ait été intéressée par les contes des gynécées ?

Ou alors, elle espionnait pour ses maîtres ? Ce serait une hypothèse. Mais pas tellement plus vraisemblable et qui ne me plaît pas tellement ; je préfère de loin mon idée de Garde propriétaire du carnet et rédactrice du début, même si, il faut bien le reconnaître, c’est une fantaisie que presque rien n’étaye en dehors du témoignage de Halde – Halde ne dit nullement que Garde avait écrit dans ce carnet… Et surtout, il y ace laps de temps écoulé entre la rédaction du début et celle de la fin de cette seconde partie. (Pourquoi est-ce que je veux tellement que ce soit Garde ? Parce qu’elle aurait aimé les histoires, elle aussi ?) Le carnet n’a pas à me faire plaisir, de toute façon.

Hypothèse à conserver avec les autres tant que je n’en aurai pas traduit davantage. On verra bien si le reste la confirme ou non.

La cloche de la Citadelle, sonnant à toute volée l’heure de la marée basse, lui fit lever les yeux. Le rectangle lumineux de la fenêtre avait pris des teintes plus douces, colorées de rose. Le soleil se couchait, déjà ?

Elle posa sa plume, s’étira, se frotta les yeux en bâillant, les épaules douloureuses. Elle avait travaillé toute l’après-midi sans lever le nez. Pas très raisonnable. Elle rangea ses notes, distraite, l’esprit encore bourdonnant de l’excitation suscitée par le carnet. Ensuite seulement elle regretta d’avoir rangé : qu’allait-elle faire, maintenant ? Elle n’allait pas s’y remettre tout de suite… Manger quelque chose, peut-être ? Au moins, il n’y aurait personne à la cuisine : elles devaient toutes être sorties pour la baignade.

Mais au rez-de-chaussée, au lieu d’aller vers la cuisine, elle s’arrêta. Elle n’avait pas vraiment faim. En fait, elle avait plutôt besoin de bouger. Elle pouvait bien aller faire un petit tour. Ou même aller à la baignade, pourquoi pas ? Elle remonta l’escalier quatre à quatre, passa une tunique courte qui ne souffrirait pas d’un passage dans l’eau salée et redescendit.

On avait allumé les guirlandes et les petites lampes se détachaient sur le ciel vibrant comme autant de pierres précieuses, bleu, vert, jaune, rouge, des nuances et des intensités qu’on ne rencontrait pas dans la nature, des couleurs rares, électriques. Sous leurs arches lumineuses, Lisbeï se laissa descendre avec la foule jusqu’au Premier Niveau et sur les larges quais qui l’encerclaient. La marée commençait à se retirer, il y avait déjà beaucoup de monde dans l’eau. On y descendait par les escaliers, on s’y jetait ou s’y poussait depuis les quais, en riant, tout habillée, ou en tunique légère, ou même nue, surtout les petites Vertes. La mer était encore assez fraîche et il y avait du vent ; le soleil n’était plus assez haut pour réchauffer au sortir de l’eau. On laissait vite la place aux autres, on les aspergeait en s’ébrouant, on échangeait les vœux traditionnels : « Toutes en Elli », « Et comme Elli ». On poursuivait la mer sur le sable élastique, une fois qu’elle avait abandonné les quais. Quand toutes celles qui voulaient observer la tradition se seraient baignées, on laisserait la mer se retirer jusqu’à l’horizon, emportant avec elle toutes les impuretés des corps et des cœurs. On remonterait chez soi pour se rincer, passer ses habits de fête et dîner copieusement, surtout celles qui Danseraient, ayant observé toute la journée le jeûne rituel de la Célébration. C’était le solstice d’été, la nuit où les deux moitiés d’Elli se rejoignaient.

La nuit de la Célébration, que Lisbeï passait depuis deux années chez elle, toutes fenêtres fermées.

Mais après s’être rincée avec les autres dans les douches de la pension, être revenue dans sa chambre et avoir écouté les rires et les appels qui s’échangeaient aux étages, Lisbeï examina sa petite chambre avec une irritation mal définie : la copie du carnet sur sa table de travail, la pile de notes bien rangée… Pourquoi s’enfermer encore ? Contre quoi ?

Elle avait eu dix-huit années sept jours plus tôt. N’avait-elle pas gagné le droit, après tout ce temps, de savoir ce qui se passait à la Célébration ? Elle sortit résolument sa plus belle robe-tunique, la blanche, celle que Fraine lui avait offerte Tannée précédente pour son anniversaire et qu’elle n’avait jamais portée, avec l’aigle double de Wardenberg brodée en fil brillant sur la poitrine et le dos, dans les nuances de bleu et de violet qu’elle préférait. Elle s’assura que sa bourse de ceinture contenait un nombre raisonnable de crédits et elle redescendit se mêler aux courants joyeux, et pour une fois bruyants, de la Citadelle.

 

* * *

 

Les pierres grises de la Citadelle s’éclaboussaient d’écarlate. Il y avait encore eu une petite éruption quelques jours plus tôt dans la lointaine chaîne des Feloyts, ce qui ménageait avec les nuages presque toujours présents sur la mer des couchers de soleil assez spectaculaires. La Tutrice de géologie du groupe de Lisbeï leur avait expliqué comment volcanisme et tremblements de terre étaient sans doute encore en partie des conséquences lointaines de la fonte des glaces qui avait changé la face des continents plus de mille années plus tôt : la terre, dérangée dans son sommeil par les déprédations humaines, tressaillait et grommelait encore… Et, oui, le climat changeait de nouveau, la terre allait changer aussi. Les eaux continueraient de se retirer peu à peu à mesure que la glace des pôles et des montagnes se reformerait, les terres anciennement submergées lors du Déclin réapparaîtraient. Les saisons continueraient à se transformer et avec elles plantes et animales qui en dépendaient et qui changeraient de latitude ou peut-être de forme. Un cycle s’achèverait dans la danse d’Elli et un autre, en même temps, commencerait, sans qu’on puisse dire où étaient le commencement ni la fin. Quelque part dans le délicat équilibre des éléments, un seuil aurait été franchi, quelque chose aurait glissé, que les Croyantes appelaient l’amour d’Elli, et tout se recomposerait en figures nouvelles, qu’il faudrait des générations et des générations d’humaines pour déchiffrer. Lisbeï était fascinée par cette relation secrète de l’eau et du feu à travers le temps, cette complémentarité de l’eau et de la terre, aussi. Dans la Tapisserie d’Elli, rien qui ne résonnât de près ou de loin sur tout le reste. C’était réconfortant de faire partie d’un univers si cohérent, inquiétant d’y être si inévitablement responsable…

Comme à Béthély, la Foire proprement dite commençait à fermer au coucher du soleil. Ne restaient ouvertes que les échoppes d’où montaient des parfums alléchants de nourriture. On avait éteint les gazoles ; seules des torches à la forte odeur de résine et les omniprésentes guirlandes de lampions illumineraient la Citadelle avant la Célébration. Les petites Vertes couraient dans les ruelles, dans les escaliers ; appels et rires se répercutaient entre les parois, avec des bouffées harmonieuses apportées de loin en loin par une saute de vent depuis le Troisième Niveau où le festival de musique battait son plein pour quelques heures encore. Bientôt les Vertes rentreraient chez elles, dûment lestées de Vin du Solstice, comme partout au Pays des Mères. Lisbeï se sentait un peu étourdie, avec en germe une de ces migraines qui la saisissaient parfois quand elle se trouvait dans une foule et surtout celle de la Célébration à Wardenberg : c’était plus difficile de fermer sa conscience à cette aura excitée qui l’enveloppait de toutes parts.

Elle s’arrêta devant une étale qu’une artisane était en train de ranger, le cœur soudain serré : des tissus aux couleurs vives, la facture bien reconnaissable de Béthély. Mais non, elle n’allait pas penser à Béthély, pas maintenant, pas ce soir ! Elle se détourna résolument et au même instant une voix familière s’exclama près d’elle : « Lisbeï ! » Marcie, une des Bleues du groupe de la Schole, avec son inséparable Bertia et deux Rouges inconnues d’âge moyen, aux tuniques entièrement rouges en cette nuit de la Célébration mais brodées d’ingénieuses variations sur l’ancienne emblème des forgeronnes de Wardenberg. « Tu viens avec nous ? » dit Marcie après avoir présenté les deux Rouges, dont Lisbeï oublia aussitôt le nom. Elle n’avait aucune raison valide de refuser et emboîta le pas au quatuor.

De grands pans d’ombre éclaboussés par le vacillement des torches ou constellés d’arcs-en-ciel colorés par les guirlandes électriques, c’est ainsi que Lisbeï se rappelle Wardenberg cette nuit-là. Les repères familiers s’étaient effacés. Elle se sentait perdue dans la Citadelle à force de suivre ses compagnes, démonter, de descendre, de tourner avec les ruelles et les escaliers, de terrasses en échoppes, de niveau en niveau. Des formes et des couleurs d’une précision onirique se détachaient soudain au détour du chemin. Une voltigeuse dans un cercle de spectatrices muettes : comme libérée de la pesanteur, elle joue avec le volant de sequins et de plumes qu’elle renvoie inlassablement tournoyer en l’air ; toutes les parties de son corps lui servent à relancer la légère roue scintillante tandis qu’elle saute et virevolte, mince corps adolescent, presque nu, luisant dans l’éclat des torches. Un groupe de très jeunes Rouges autour de deux conteuses d’ombres qui manipulent les formes de bois ajourées comme de la dentelle, tandis qu’une troisième ponctue d’une flûte acide chaque épisode de l’histoire. C’est La Princesse perdue, une variante de Baltike qui s’insère dans l’histoire de la Princesse après qu’elle a trouvé le trésor dans la caverne. Elle a gagné l’amitié du Génie, grâce à son aide elle met au monde ses enfantes magiques que rien ne peut blesser, mais elle se perd en allant les retrouver dans la caverne. Les ombres vacillent sur le mur et quelques-unes des plus jeunes Rouges, retombées en enfance, s’échangent les répliques du dialogue entre la Princesse et la méchante Reine de sa Ruche : une histoire aussi familière pour elles que l’est pour Lisbeï la version de Béthély. Elle aimerait rester jusqu’au bout mais ses compagnes l’entraînent plus loin, vers d’autres fragments d’images encadrés par le clair-obscur des ruelles. Une farandole de masques, fausses barbes, énormes moustaches, gros sourcils froncés, et des phallus postiches peints de toutes les couleurs. Et tout à coup les silhouettes grotesquement protubérantes dansent à sa rencontre, des voix déformées par les masques lui crient des paroles qu’elle ne comprend pas et elle reste paralysée, mais la farandole entoure les deux Rouges de Wardenberg, on leur assène en chantant de grands coups de postiches ; les deux Rouges essaient de saisir les phallus, tout essoufflées de rire.

Autre Famille, autres mœurs, essaie de penser Lisbeï. La Célébration est bien plus sage à Béthély. Mais elle n’est pas à Béthély. Tula est à Béthély, Tula qui va devenir la Mère cette nuit, Tula qui va conduire la Danse, pour la première fois, avec son Mâle… essaie de ne pas penser Lisbeï.

Une voix dit derrière elle : « On est plus réservée en Litale, n’est-ce pas ? » Une voix d’homme, elle se retourne, et c’est Toller, l’ami de Kélys – ou du moins une relation de Kélys ; que dit-on dans ce cas pour un homme ? Il porte une veste longue en cuir fauve, sans emblème, une veste de pérégrine, puisqu’il est une sorte de pérégrine, ou du moins un voyageur qui visite les Familles du Pays des Mères comme Antoné le faisait, mais lui ne s’est jamais arrêté nulle part. La pénombre lui fait des yeux noirs. Il sourit à Lisbeï, un peu sarcastique. Marcie et Bertia sont tout près, curieuses. Elle va leur présenter le Bleu, mais les deux Rouges qui les accompagnent ont l’air de le connaître très bien aussi et même d’être contentes de le voir. L’une d’elles, la plus âgée, lui dit que sa première est devenue Rouge récemment et qu’elle participe aux Jeux, à la parade, avec de bonnes chances aussi à la course. Il est visiblement content de l’apprendre, même s’il ne semble pas reconnaître vraiment la Rouge. A-t-il fait son Service à Wardenberg autrefois ? Marcie, moins réservée que Lisbeï, n’hésite pas à poser la question. Le Bleu hoche la tête. « Avec Sygne », dit la Rouge, avec fierté  Lisbeï ne savait pas que c’était un sujet de fierté ; le Mâle de la Mère sert aussi pour les autres Rouges compatibles avec lui ; qu’y a-t-il de si remarquable à avoir des enfantes de sa Lignée ? Mais c’est Wardenberg, ici. Autre Famille, autres mœurs. On bavarde encore un moment, Toller séjourne-t-il à la Résidence encore cette fois-ci, oui – il passe quelque chose d’étrange entre les Rouges et lui, quelque chose de… complice ? Et puis il s’excuse, il doit aller rejoindre des amies au Premier Niveau (ou a-t-il dit « des amis », au masculin ? Lisbeï n’a pas bien entendu), il s’éloigne dans un sens, Marcie et ses compagnes dans l’autre.

Au bout d’un moment, Lisbeï se rend compte qu’elles vont vers le Premier Niveau. Que beaucoup de monde va vers le Premier Niveau, en tunique et enrobe légère – on a laissé ses autres vêtements chez soi, malgré la fraîcheur de la nuit. Rouge et bleue, et de toutes les couleurs sauf le vert, la marée des célébrantes de Wardenberg descend vers le port. D’autres la regardent passer, avec un murmure de bénédiction ou en silence. Des visages s’arrachent brièvement à la pénombre, une vieille femme aux yeux tristes, une jeune aux sourcils froncés sous un extravagant chapeau rouge, deux têtes aux cheveux en brosse, aux traits rudes, deux hommes, deux Bleus qui pourraient aller célébrer Elli mais qui n’iront pas, ils en ont pourtant le droit, pourquoi sont-ils si rares à s’en prévaloir ? Et devant eux, au premier plan, un autre homme en veste de cuir fauve, aux épais cheveux clairs, aux yeux pâles – un visage reconnu seulement après sa disparition. Les yeux pâles ont vu Lisbeï aussi : Toller, l’ancien Mâle de Sygne de Wardenberg, aussitôt oublié car on arrive aux quais.

Mais on ne s’arrête pas, on descend par les escaliers vers la bande de cailloutis et de sable dur découverte par la mer enfuie, invisible au loin. Un brasier étincelle sur le sable, non, c’est la plate-forme noyée de torches, de branchages et de fleurs (et le lendemain après-midi, on enterrera des pétales et des feuilles dans les jardinets et les terrasses de la Citadelle, dans les champs des Communes, dans les vignes ; la mer revenue aura englouti la plate-forme dénudée). Lisbeï a perdu ses compagnes – elle a ralenti le pas, elles ne s’en sont pas aperçues, elle ne les a pas appelées. Elle marche lentement, plus lentement que la foule des célébrantes. Plus de masques ni de postiches. Plus de rires ni de cris. Si on parle encore, c’est à mi-voix, mais bientôt on ne parle plus. Lisbeï est loin de la plate-forme mais elle la voit bien sur ses pilotis, découpée dans la nuit contre la Citadelle par le brasillement des torches. La masse de la Citadelle est noire, maintenant : on a éteint les arches de guirlandes, on a éteint les torches plantées dans les parois des ruelles, les fenêtres des maisons sont obscures. Seules les étoiles pour lumière ou cette nuit la lune, qui se lève énorme et blanche auras des toits pointus de la Citadelle, et seules les torches de la plate-forme – pour la Célébration.

Un grand silence s’est fait et pourtant un bruissement léger circule dans la foule. Lisbeï sent, puis voit le mouvement près d’elle : on se tourne les unes vers les autres. Sa voisine de droite lui touche le bras (son aura : une brume fervente). Elle lui tend une large coupe à l’éclat argenté sous la lune. Un liquide sombre au parfum violent, balsamique, y luit sourdement. Agréable, entêtant ? Impossible de choisir. Mais il faut boire, sans doute, et passer la coupe à la voisine de gauche. C’est une liqueur rêche et sucrée à la fois, qui agace les dents mais fait couler une riche brûlure dans la gorge.

Boire trois fois, à trois coupes différentes, une gorgée pour la Femme et une pour l’Homme et une pour Elli qui est le commencement qui est la fin. Les coupes passent de main en main au hasard, on ne sait où elles ont commencé leur périple, ni où elles disparaissent quand elles sont vides. Ce sont peut-être les mêmes qui reviennent après avoir été remplies à nouveau, en suivant d’autres chemins – comme Elli, qui est le commencement, qui est la fin. Mais bientôt toutes les célébrantes auront bu, la navette des coupes aura relié tous les points de la trame vivante autour de la plate-forme encore déserte.

Lisbeï a bu plus de trois fois, elle ne savait pas. La tête lui tourne. Ou bien c’est la presse des corps presque nus, l’énorme attente qui se gonfle et tremble comme une brume presque palpable au-dessus de la foule. Elle a très soif. Elle a très chaud. Ce rugissement lointain dans ses oreilles, est-ce la mer qui revient déjà ? Mais non. C’est la brûlure qui point en elle, un éclat de feu rouge qui l’envahit par vagues successives accordées au battement de son cœur, mais est-ce son cœur ? Il bat au-dedans, il bat au-dehors, il puise en fourmillant dans ses veines et à la surface de sa peau… Les couleurs décolorées par la lune, les torches lointaines de la plate-forme, l’odeur de la mer disparue qui imprègne encore le sable, la chaleur irradiée par les corps tout proches et leur senteur soudain musquée, avide, toutes les sensations deviennent de plus en plus distinctes, se transfigurent, douloureuses de plénitude. Et le brasier intérieur s’enflamme brusquement, avec une ardeur aveuglante qui efface tout le reste.

C’est à ce moment-là qu’elles les tuaient, les mâles devenus stériles, à ce moment où la chaleur de la drogue explose et roule dans le corps, bute contre la peau, se libère enfin en un cri joyeux, cruel, immémorial. Les cris montent au hasard dans la foule, la drogue ne fait pas effet chez toutes au même instant, et lorsqu’ils criaient aussi, les mâles inutiles, dans l’extase de leur Déesse, les prêtresses des Ruches leur tranchaient la gorge. Mais maintenant, tandis que les cris deviennent plus nombreux, plus aigus, ce n’est pas le sang qui répond à leur appel, éclaboussant les fleurs de la plate-forme, mais deux silhouettes nues et luisantes. Lisbeï sent la chaleur se nouer en elle, se replier sur elle-même, se dévorer au lieu de s’épanouir en cri, elle gémit tout bas, Tula, et elle se mord les lèvres, le goût fade de son sang passe dans sa bouche tandis que Tula et le Mâle, loin, loin à Béthély, ondulent l’une vers l’autre dans la première figure de l’Appariade.

Lisbeï se sent onduler elle aussi, un corps ondule mais ce n’est pas le sien, ou alors elle est des milliers de corps, elle ne les sent plus autour d’elle, ils sont en elle, elle est toutes les célébrantes comme elles sont la Mère et le Mâle ! Horrifiée, elle ferme les yeux, elle lutte de toutes ses forces pour ne pas tomber du fil ténu qui la relie à elle-même. Elle porte sa main à ses lèvres et elle se mord, jusqu’à ce que la douleur lui ait rendu ses oreilles – et elle entend le martèlement des milliers de pieds nus sur le sable, le halètement des milliers de souffles accordés – jusqu’à ce que la douleur lui ait rendu ses yeux – et elle voit ces milliers de corps qui bougent ensemble, qui glissent et sautent, se plient et se déplient comme un seul corps dans les enchaînements de la Danse.

Elle bouge aussi. Pour les éviter. Elle essaie de bouger avec eux d’abord. Mais elle ne peut pas, elle ne sait pas vraiment comment, même si cela ressemble à la parade. Elle recule. Elle avance. Elle s’arrête et repart, oh la solitude de ses gestes saccadés dans le grand corps de la foule qui Danse. Mais peu à peu elle quitte le cœur de la Célébration. Elle s’éloigne. Elle est sur le sable froid, hors de l’aura puissante, sombre et joyeuse du désir collectif.

Elle court. Sur le sable, sur des cailloux, des rochers glissants, des dalles, elle ne sait pas où : elle court. Des murmures convulsifs lui échappent, « Elli, Elli », et c’est une prière : Elli, épargne-moi, Elli, pardonne-moi, mais on ne demande rien à Elli, et elle n’a rien, rien à offrir à Elli, seulement le voile écarlate devant ses yeux, le grondement de la fièvre dans sa chair. Elle court, dans la pénombre traversée de lune, comme si elle pouvait échapper à la drogue qui court en elle, au puits avide de la drogue en elle, que la Danse comblerait, l’Appariade, mais comment le saurait-elle, elle n’a jamais été une Rouge, elle n’a jamais appris la Danse. Elle court, la poitrine en feu, elle court sous la lueur laiteuse de la lune et soudain il fait noir, elle trébuche, elle tombe.

Elle reste étendue, haletante. Chaque respiration la déchire. Le vide brûlant qui l’emplit la dévore. Elle essaie d’écouter, de voir où elle se trouve. Mais toutes ses perceptions lui reviennent déformées, amplifiées, un ciel d’obscurité mouvante et dentelée, peut-être des arbres, des stridulations puissantes, peut-être des insectes. Et le battement de son cœur géant qui fait vibrer la terre entière. Elle ferme les yeux et ce n’est pas la paix. C’est un incendie confus aux flammes roses, puis rouges, puis d’un écarlate presque noir, où éclatent d’incessants et minuscules crépitements, comme une panique invisible, et elle voudrait voir ce qui fourmille ainsi en elle mais si elle ouvre les yeux tout se perd. Elle doit rester les yeux fermés, voir son corps en déroute, impuissante à comprendre, impuissante à agir, sentir que la spirale de ses perceptions se resserre autour de sa conscience et va bientôt l’éteindre.

Et puis un son liquide scintille en longues vagues chuchotantes sur l’univers qui se contracte, Llllliiiiisssssbeiiiiii, Llliiisssbeii et un autre univers se matérialise soudain à la frontière du sien, juste un point d’abord mais qui devient une surface, la surface de sa peau, une main sur son épaule et une autre lumière, insistante et forte, Tula ? une infusion de vie, la lumière emplit le vide, inverse le tourbillon mortel, éteint la brûlure. Lisbeï n’ouvre pas les yeux. Elle referme ses bras sur le corps salvateur, elle l’attire contre elle. Ce n’est pas Hila, trop grand, trop dur, différent, elle sait bien, Tula est loin là-bas sur la plate-forme saignante de fleurs et de flammes, glissant vers le Mâle dans la dernière figure de l’Appariade et Lisbeï se laisse glisser aussi, dans la vague qui monte en elle les limites des corps s’effacent sans disparaître, dans la lumière le dedans est le dehors est le dedans et les vagues s’élancent l’une contre l’autre, l’une avec l’autre et montent, dans la lumière, les vagues, et jaillissent.

Chroniques du Pays des Mères
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